La force de vivre

Fernand Dumont, le grand sociologue québécois, écrivait à peu près ceci : « Il n’y a pas de meilleur divertissement que celui offert par une oeuvre inachevée. » C’est une phrase que je médite depuis quelques temps. Elle me semble d’une grande justesse. Elle s’applique à la fois à l’échelle d’une société, d’un peuple, et à l’échelle de l’intimité, de l’individu.

S’aimer victime

Par exemple, en effet, il est facile, voire enivrant pour quelqu’un de se complaire dans une histoire d’amour impossible et qui jamais ne se réalisera. À travers les tourments que celle-ci lui apporte, malgré l’évidence du sens unique, il sera tentant de persister. Cette persistance ne nécessite pas qu’on assaille l’autre directement, malgré le rejet, pour exister. Non, elle se situe au niveau inconscient, au niveau du coeur et de la pensée. Le coeur ne décroche pas, quoi qu’on y fasse. Pourquoi? Pourquoi cette complaisance dans la souffrance?

On pourra être tenté de mettre cela sur le dos d’un certain courage, le courage de l’âme tragique qui s’assume et qui accepte d’aller jusqu’au bout d’elle-même, même si cela implique qu’elle finisse broyée et emportée par Thanatos (au sens symbolique). Mais peut-être cette persistance, en fait, est-elle plutôt lâcheté, la lâcheté de s’enivrer de sa propre misère et de se croire fort, alors qu’en fait, on se diverti soi-même de notre propre inachèvement.

Du désir bien québécois de ne pas naître

Au même titre, un peuple tel que le peuple québécois, entendu comme le noyau culturel d’ici (les héritiers « francos-cathos ») peut se complaire dans l’inachèvement de sa souveraineté pour les mêmes raisons. Enivré de son statut de victime de l’histoire, incapable de le transcender, à plus forte raison quand l’époque favorise un culte de la victime plutôt que du héros, le peuple québécois aime se montrer survivant, résistant. Il aime sauver les meubles, mais se refusera toujours à construire la demeure nécessaire pour qu’il évolue de la survie à la vie.

Est-il un héros tragique qui refuse d’abandonner, même face à un combat qu’il risque de moins en moins de gagner? Comment dans ce cas expliquer, alors que plusieurs occasions dans son histoire récente d’achever l’oeuvre de sa souveraineté se sont présentées, qu’il se soit refusé à aller jusqu’au bout? Comme l’amoureux transi qui n’arrive pas à se raisonner, peut-être préfère-t-il le martyr infligé par son joug que le parachèvement de sa maturité politique… « Il n’y a pas de meilleur divertissement que celui offert par une oeuvre inachevée. »

Ne pas naître, c’est mourir un peu

Et le divertissement, lorsqu’il prend toute la place, c’est Thanatos qui supplante lentement Eros. C’est l’injection de Propofol qui précède la curarisation et la mise sous respirateur (s’en remettre totalement à des forces extérieures pour voir au maintien de sa propre vie). C’est le calmant qu’on donne au début du processus de l’aide médicale à mourir.

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